> « Digital natives, les jeunes eux-mêmes ne connaissent pas l’expression »
Chercheure sur les usages du numérique des jeunes dans une approche
ethnographique, Docteure en géographie, Chercheure associée ESO-Caen,
UMR-CNRS 6590. Chargée de mission « Pédagogie du numérique et des médias »,
École Supérieure du Professorat et de l’Éducation de l’académie de Caen.
Connexions Solidaires. Vous êtes spécialiste de l’usage du numérique chez les adolescents et les jeunes adultes, que vous étudiez maintenant depuis plusieurs années. A ce titre, vous avez beaucoup travaillé sur les modes d’apprentissage et de socialisation via internet. Quels sont les grands constats que vous faites aujourd’hui ?
Elisabeth Schneider. Le premier constat est que l’expression digital natives ne rime à rien. C’est surtout un argument marketing, que les jeunes eux-mêmes ne connaissent pas. Dire que les jeunes sont à l’aise avec le numérique ne signifie pas grand-chose en soi car ils ont des rapports complexes et différents de ceux des adultes aux outils numériques. Par exemple, des usages que l’on pourrait estimer comme étant sans intérêt, comme ce qu’on juge être des pertes de temps sur les réseaux sociaux, doivent être pris au sérieux.
C.S. Cet usage des réseaux sociaux suffit à faire d’eux des internautes compétents ?
E.S. La notion de compétence est extrêmement plurielle : publier sur des réseaux sociaux requiert de nombreuses compétences, de lecture/écriture, de compréhension de la plateforme… qui ne sont pas innées. On le voit, par exemple, lors d’un changement d’interface. Pour certains, le coût cognitif d’utilisation de ladite interface est trop grand et ils vont abandonner. D’autres vont échanger entre pairs pour apprendre à s’en servir. On observe donc que les jeunes ne sont pas du tout experts dans leurs usages des réseaux sociaux. Plus généralement, une des illusions qui dominent le numérique est qu’il n’est plus nécessaire d’apprendre à utiliser l’outil. L’outil ferait l’usage et rendrait autonome, c’est faux.
La notion de compétence est extrêmement plurielle
C.S. Peut-on considérer que le numérique n’apporte pas de solution aux problèmes rencontrés hors ligne par les jeunes ?
E.S. Le numérique apporte des solutions, à condition qu’il y ait une vraie prise en compte des difficultés rencontrées par les jeunes dans la manière de concevoir des plateformes ou de proposer des ressources. Par exemple, chercher une offre d’emploi sur une plateforme web qu’on ne maîtrise pas engendre beaucoup de stress et d’inquiétude. Quand vous êtes confronté à quelque chose que vous ne comprenez pas, si vous êtes déjà en difficulté par ailleurs, cela peut entraîner le désengagement et l’abandon. Le problème récurrent des interfaces est de faire comme si les gens cherchaient tous de la même manière, alors qu’en réalité chacun a ses propres modalités. Certains vont chercher par mots clés, d’autres par arborescence, d’autres encore via des outils de tri. Selon moi, sur une interface de recherche d’emploi, il devrait y avoir plusieurs modes d’accès à l’information. Il faudrait s’efforcer de rendre plus lisibles et plus compréhensibles les outils d’accès à l’information. Mais au-delà de l’amélioration des outils, il est très important de garder en tête l’importance d’une médiation humaine dans l’appropriation du numérique.
C.S. Est-ce que vous pensez que les jeunes ont conscience de leurs difficultés ?
E.S. Ils sont bien conscients qu’ils ne sont pas performants, mais en même temps, s’ils n’ont pas les ressources pour développer des compétences, ils préfèrent taire leurs difficultés. Ils vont se dire « je ne sais pas faire ce truc-là, donc j’ai tout intérêt à ne pas en avoir besoin », ou nier leurs lacunes en déclarant « de toute façon, il est pourri ce site ».
Les jeunes préfèrent taire leurs difficultés numériques
C.S. Et le code dans tout ça ? Est-ce déconnecté des besoins des jeunes ?
E.S. Je ne pense pas, il y a un certain nombre de jeux plébiscités par les jeunes, comme Minecraft, y compris des jeunes qui sont en difficulté scolaire, qui leur demandent d’utiliser du code. Sur des sites comme Jeuvidéo.com, vous les verrez échanger des lignes de code pour débloquer tel ou tel niveau du jeu, sur Youtube vous pouvez visionner les tutoriels qu’ils consacrent à cette activité… Agir, fabriquer et modifier le jeu dans son architecture commence à intégrer leur culture. C’est en partie pour cette raison que la question du code dans les programmes scolaires n’est pas complètement déconnectée de leurs besoins. D’une manière plus générale, si nous souhaitons, à l’avenir, ne pas être complètement asservis à des systèmes marchands, comprendre et avoir la maîtrise technique de ce qu’on laisse en ligne, il faudra posséder les compétences techniques qui nous permettront de pouvoir agir sur nos outils.
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